Un troupeau de bœufs en divagation dans la région du Bounkani
Dans le Bounkani, au nord-est de la Côte d’Ivoire, pauvreté extrême, conflits fonciers et tensions communautaires offrent un terreau fertile aux groupes extrémistes, menaçant la stabilité régionale et recrutant des jeunes en détresse.
Bouna, le 25 mai 2025 (crocinfos.net)---Dans le nord-est de la Côte d’Ivoire, la région du Bounkani est devenue un terrain fertile pour l’expansion des groupes extrémistes violents. Ces derniers exploitent la pauvreté chronique, les conflits liés à la terre, les tensions entre communautés et la faiblesse des institutions locales pour recruter massivement des jeunes vulnérables. Cette situation ne menace pas seulement la stabilité de la région, mais également la sécurité de l’ensemble du Sahel, déjà fragilisé par de nombreuses crises.
Longtemps marginalisé dans le développement national, le Bounkani fait aujourd’hui face à une recrudescence inquiétante d’attaques attribuées à des groupes djihadistes et affiliés. Depuis 2019-2020, ces attaques visent aussi bien les civils que les forces de sécurité et les infrastructures. Ce phénomène s’inscrit dans un contexte régional marqué par l’instabilité au Sahel, notamment au Burkina Faso et au Mali, d’où provient un afflux important de réfugiés.
Le recrutement des jeunes constitue le cœur de cette crise. Comprendre les mécanismes qui favorisent ce recrutement, ainsi que les facteurs socio-économiques et les vulnérabilités locales, est essentiel pour élaborer des stratégies efficaces de prévention et de résilience.
Un contexte socio-économique défavorable. La région du Bounkani est caractérisée par une pauvreté structurelle profondément ancrée. Selon la Banque mondiale en 2023, plus de 52 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, tandis que le taux de chômage des jeunes dépasse les 40 %. L’économie locale repose principalement sur l’agriculture de subsistance et l’élevage, des secteurs fragilisés par les conflits fonciers et les effets du changement climatique.
Les tensions entre agriculteurs autochtones et éleveurs peuls sont exacerbées par la pression démographique et l’arrivée massive de réfugiés. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) indique que le nombre de réfugiés dans le nord-est ivoirien est passé de 4 085 en 2022 à plus de 47 500 début 2024. Cette augmentation a intensifié la concurrence pour l’accès aux terres, à l’eau et aux pâturages. Une situation qui nourrit un climat d’insécurité et de méfiance entre communautés. Ces divisions sont habilement exploitées par les groupes extrémistes.
Par ailleurs, l’absence d’une gouvernance locale efficace et la montée de l’incivisme aggravent cette instabilité. Un rapport du Centre d’Analyse et de Recherche en Sécurité (CARS) de 2023 souligne que les institutions publiques peinent à assurer la sécurité et à répondre aux besoins essentiels des populations. Ce vide institutionnel est partiellement comblé par les groupes armés, qui proposent des services parallèles ou exercent un contrôle coercitif.
Un mélange d’incitations matérielles, idéologiques et sociales.
L'armée en alerte maximale. Ph.Dr.
Les groupes extrémistes du Bounkani déploient une variété de stratégies pour attirer les jeunes. Selon l’Institut pour la Sécurité et la Société en Afrique (ISS Africa, 2023), ils offrent des avantages matériels immédiats tels que de l’argent liquide, des motos, des téléphones portables et parfois des armes. Ces biens représentent des symboles de pouvoir et d’autonomie dans une région où les opportunités économiques sont rares.
Le recrutement ne se limite pas à ces incitations matérielles. Ces groupes véhiculent également un discours idéologique et religieux qui s’adresse aux frustrations et aux aspirations des jeunes.
Dr. Rodolphe Sambou, sociologue, expert en développement local explique que ces groupes extrémistes exploitent le sentiment d’exclusion sociale et politique, offrant aux jeunes un rôle valorisé au sein d’un projet collectif, même si celui-ci est violent et destructeur.
Pour beaucoup de jeunes issus de familles pauvres, sans accès à l’éducation ni emploi stable, l’appartenance à un groupe armé devient une forme de reconnaissance sociale et un moyen d’échapper à la marginalisation. Ces jeunes vivent souvent dans des zones rurales isolées où la présence de l’État est quasi inexistante.
L’économie parallèle, un levier de pouvoir et de recrutement. Le financement des groupes extrémistes repose largement sur des activités illégales. Le vol de bétail constitue une source majeure de revenus et un outil de pression sur les communautés. L’élevage bovin, vital pour l’économie locale, est régulièrement ciblé et provoque des pertes économiques importantes et des déplacements de populations.
L’orpaillage illégal est également exploité par ces groupes. Un rapport de la Fondation Friedrich Ebert (2024) révèle que cette activité artisanale clandestine génère plusieurs millions de francs CFA par an, alimentant les caisses des groupes armés. Ces ressources leur permettent d’acheter des armes, de recruter et de maintenir une présence dans les zones frontalières, souvent difficiles d’accès pour les forces de sécurité.
En outre, les enlèvements contre rançon, les braquages et le trafic de drogues complètent ce tableau d’une économie parallèle florissante, qui nourrit la violence et la corruption. « Nous sommes régulièrement victime, nous souffrons aussi comme les autres communauté. Récemment, un groupe extrémiste a pris mon neveu en otage. Pour sa libération, ils ont demandé plus de 7 millions de francs CFA. Ils ont menacé de le tuer si on traînait ou si on informait les militaires dans la région. Après plusieurs heures de négociation,nous avons payé 6 millionFCFA, comme rançon », témoigne Diallo. K.
Des initiatives de résilience. Diallo Idrissa, vice-président de l’Union des Peuhls du Bounkani, témoigne : « Nous sommes souvent stigmatisés, accusés à tort d’être complices des groupes armés. Pourtant, nous sommes les premières victimes. Il faut un dialogue sincère entre communautés et avec l’État pour restaurer la paix. »
Les autorités ivoiriennes ont lancé plusieurs programmes pour contrer ce phénomène. Plus de 2 200 jeunes bénéficient actuellement de formations professionnelles, d’appui à l’entrepreneuriat et de microcrédits, avec un budget de près de 870 millions de francs CFA alloué à la région. Ces initiatives visent à offrir des alternatives concrètes au recrutement et à renforcer la cohésion sociale.
Cependant, comme le souligne le Dr Rodolphe Sambou, sociologue, expert en développement local « ces efforts doivent être amplifiés et accompagnés d’un renforcement des capacités des leaders communautaires et d’une meilleure gouvernance locale, sans quoi les racines du mal resteront intactes ».
Au-delà des actions de l'Etat, Equal Access International (EAI) déploie des initiatives variées pour renforcer la résilience communautaire dans la région du Bounkani, dans le cadre du projet « Résilience pour la Paix » (R4P) financé par l’USAID. Ces actions s’articulent autour de plusieurs axes principaux.
La sensibilisation et la formation constituent un pilier central. EAI organise plusieurs ateliers à l’atention des leaders communautaires et des populations locales afin de mieux comprendre les enjeux de l’extrémisme violent et de développer des stratégies de prévention et de résilience. Ces formations permettent d’outiller les communautés pour faire face aux menaces sécuritaires et favoriser la cohésion sociale.
L’utilisation des médias locaux, notamment la radio, est un autre levier important. EAI produit des émissions radiophoniques sur des stations locales pour promouvoir la résolution pacifique des conflits et encourager le dialogue entre les différentes composantes des communautés.
L’organisation veille à ce que les émissions soient produites en français et dans les langues locales afin de toucher un public plus large et diversifié. Pour garantir la pertinence et l’acceptabilité des contenus, un groupe de validation communautaire, composé de membres maîtrisant le français et les langues locales, écoute les émissions avant leur diffusion et propose des améliorations. Par ailleurs, EAI organise des tables rondes directement au sein des communautés, favorisant ainsi un dialogue de proximité. Dans le cadre de la lutte contre la désinformation, un réseau d’influenceurs pour la résilience communautaire, appelé RéIcom, a été mis en place. Ce réseau valorise les initiatives locales et joue un rôle clé dans la vérification des informations suspectes, cela contribue à réduire la propagation de fausses informations au sein des communautés.
Une initiative qui inclue les jeunes, les chefs de communautés et chefs traditionnels et leaders Peulh. Ces émissions contribuent à instaurer un climat de confiance et à renforcer les liens sociaux. Dans ce même cadre des initiatives de résilience par les média, plusieurs enquêtes ont été réalisées dansplusieurs zones de la bande frontalière nord du pays sur l'extrémisme violence et la résilience communautaire.
L'implication active du Réseau des Journalistes d'Investigation du Nord de la Côte d'Ivoire (REJIN-CI) dans la production des enquêtes a accentué la mobilisation des acteurs des medias, notamment, les médias locaux. Aïcha Diarra présidente du REJIN-CI souligné au cours d'un atelier à Boundiali en novembre 2024, « nous avons été formés dans le cadre du projet R4P, nous avons tous les rudiments nécessaires pour produire des enquêtes de qualité pour apporter notre contribution à la résilience communautaire dans les régions concernées. Je voudrais vous demander de garder le cap et de rester mobilisés. »
EAI s’attache également à l’autonomisation civique et économique, en particulier des jeunes et des femmes, qui sont souvent les plus vulnérables. L’objectif est de créer des opportunités économiques et de réduire la marginalisation de ces groupes, tout en renforçant leur confiance dans les autorités locales. Cela passe par la création de centres d’apprentissage aux métiers de l’élevage, de l’agriculture, des mines et du commerce, afin de générer des compétences locales et de soutenir le développement économique.
La recherche-action occupe une place stratégique dans la démarche d’EAI. L’organisation mène des études approfondies pour analyser les dynamiques locales, notamment l’impact des flux migratoires, les conflits agriculteurs-éleveurs et les risques d’extrémisme violent.
Ces recherches permettent d’adapter les interventions aux réalités du terrain et de proposer des solutions concrètes pour améliorer la sécurité et la cohésion sociale. Enfin, EAI favorise le renforcement des réseaux et des partenariats avec les autorités locales, les leaders communautaires, les chercheurs et d’autres ONG. La plateforme d’engagement citoyen (PEC) est un exemple concret de cet effort, permettant aux populations d’exprimer leurs préoccupations directement aux décideurs via des messages SMS, facilitant ainsi la communication et la résolution des problèmes locaux.
La jeunesse du Département de Nassian, s'investit également dans plusieurs actions pour renforcer la résilience communautaire. Le Délégué départemental du Conseil National des Jeunes de Côte d'Ivoire (CNJCI-Nassian) et son équipe contribuent à la formation des jeunes sur les questions liées à cohésion sociale et à la Paix, au leadership, à la mise en place et à la gestion des Activités Génératrices de Revenus (AGR).
Toutes ces initiatives visent à renforcer la capacité des communautés du Bounkani à faire face aux défis sécuritaires, à améliorer la cohésion sociale et à prévenir l’extrémisme violent, tout en favorisant un développement inclusif et durable.
Renforcement de la sécurité et actions de terrain.
Des FDS de la région du Bounkani formés à la lutte contre la contrefaçon. Ph.Dr
La région du Bounkani a fait l’objet de plusieurs actions de sécurisation visant à lutter efficacement contre l’extrémisme violent. Les forces de défense et de sécurité ont été renforcées, notamment par des formations spécifiques telles que celle organisée dans le cadre du projet « Stop Contrefaçon », qui vise à lutter contre les produits contrefaits susceptibles de déstabiliser l’économie locale. Par ailleurs, des opérations militaires coordonnées ont permis de contenir la menace terroriste aux frontières, empêchant toute incursion sur le territoire ivoirien. Le dispositif sécuritaire a également été renforcé contre les coupeurs de route, avec un suivi rigoureux qui a conduit à l’interpellation et à la condamnation de plusieurs auteurs d’attaques, ce qui a considérablement réduit les actes de banditisme depuis mars 2025. Des actions civilo-militaires ont été menées pour renforcer la coopération entre la population et les forces armées, facilitant ainsi la prévention des menaces. En outre, un système de suivi des mouvements transfrontaliers des éleveurs a été mis en place en collaboration avec l’OIM afin de prévenir les conflits liés à la transhumance, source fréquente de tensions. Enfin, des initiatives visant à renforcer la sécurité publique et la confiance des populations dans les institutions ont été intégrées au plan national de développement 2021-2025. Ces mesures combinées ont permettent de stabiliser la région, d’améliorer la sécurité et de contribuer à la résilience des communautés face à l’extrémisme violent.
S’inspirer des bonnes pratiques internationales. Pour briser le cercle vicieux du recrutement, il faut une approche intégrée qui combine sécurité, développement économique, éducation et dialogue intercommunautaire. Il est crucial de renforcer la présence de l’État dans la région, améliorer l’accès aux services publics et promouvoir la justice sociale.
Le renforcement des mécanismes de gouvernance locale, la médiation des conflits fonciers et la lutte contre la stigmatisation des communautés, notamment les Peuhls, sont des étapes indispensables. Par ailleurs, le soutien aux initiatives de paix portées par les acteurs locaux doit être accru.
Sur le plan régional, une coopération renforcée avec les pays voisins est nécessaire pour contrôler les frontières et lutter contre les réseaux transnationaux qui alimentent l’extrémisme.
La Côte d’Ivoire pourrait s’inspirer de plusieurs bonnes pratiques éprouvées ailleurs.
Au Sahel, des pays comme le Burkina Faso et le Mali ont mis en place des mécanismes efficaces de dialogue intercommunautaire et de médiation des conflits fonciers, des actions qui favorisent la résolution pacifique des tensions. Le Niger a créé des forces de sécurité communautaires formées au respect des droits humains, ils renforcent la confiance entre populations et autorités. Le Sénégal développe des programmes de déradicalisation. Ils combinent accompagnement psychologique, formation professionnelle et réinsertion sociale, réduisant ainsi les risques de récidive. Enfin, des initiatives d’éducation à la paix dès le plus jeune âge, soutenues par l’UNICEF dans plusieurs pays africains, renforcent la résilience des jeunes face aux discours radicaux.
L'adoption de ces approches intégrées, qui allient développement humain, dialogue social, sécurité et inclusion pourrait renforcer significativement le dispositif ivoirien de prévention de l’extrémisme violent dans la région du Bounkani.
Le recrutement des jeunes dans les groupes extrémistes du Bounkani est le symptôme d’une crise multidimensionnelle, qui mêle pauvreté, tensions ethniques, fragilité institutionnelle et économie parallèle. La stabilité de la région, et par extension celle de la Côte d’Ivoire, dépendra de la capacité des autorités et des acteurs locaux à mettre en œuvre des politiques inclusives et durables, qui offrent aux jeunes des perspectives réelles et restaurent la confiance entre communautés.
François M'BRA II, envoyé spécial dans la région du Bounkani